Septembre 1922, la tragédie de Smyrne

Les cadavres des chrétiens se sont mis à joncher les rues à la suite de l’entrée des troupes venues arracher la grande cité cosmopolite au contrôle des forces d’occupation occidentales. Des centaines d’adolescentes et de jeunes femmes ont été kidnappées et violées. Leurs familles ne les reverront plus jamais.
Des gens se terrent dans des caves et des sous-sols pour échapper aux massacres. La famine les guette. Dans les faubourgs, des dizaines de milliers de déplacés continuent d’affluer. Ils ont fui devant l’avancée des nouveaux libérateurs, mais nombre d’entre eux, errant sur les routes, ont été dépouillés et suppliciés par des bandes de criminels qui les pourchassent jusque dans la ville livrée à l’anarchie.
Le 13 septembre, plusieurs foyers d’incendie se sont déclarés simultanément dans l’un des quartiers chrétiens. Les pompiers n’ont pas été en mesure de lutter devant l’ampleur de la catastrophe. Le feu a rapidement tout ravagé sur son passage. Les habitants ont péri par milliers. Des cordons militaires ont empêché les survivants de quitter la ville.

Une foule d’hommes, de femmes, d’enfants et de vieillards, coincés entre les flammes monstrueuses et la menace des armes, ont alors rebroussé chemin et convergé vers les quais en bord de mer.
Épouvantés, suffoquant dans la chaleur et les épaisses fumées, certains d’entre eux ont fini écrasés dans une cohue meurtrière. Tandis que les plus chanceux sont parvenus à se saisir de n’importe quelle embarcation de fortune, les autres se sont jetés à l’eau. Mobilisant leurs dernières forces, ils ont nagé vers les navires de guerre britannique, français, américains et italiens, au mouillage à quelques centaines de mètres du rivage. Seuls les marins italiens leur ont tendu une main secourable, sauvant tous ceux qui se présentaient. Du côté des Français et des Britanniques, les
équipages avaient reçu l’ordre de leurs gouvernements respectifs de ne pas intervenir. Les Américains, tout d’abord réticents, ont fini par embarquer sur leurs bâtiments des réfugiés qui ne faisaient pas partie de leurs ressortissants.
Au bout de l’effroyable nuit, le matin du 14 septembre, les marines française et britannique ont fini par envoyer des canots vers les quais et procédé à l’évacuation des rescapés.

SMYRNE, UNE VILLE COSMOPOLITE EMBLÉMATIQUE

Mais où s’est donc déroulé ce drame insoutenable ? C’était en 1922 à Smyrne – aujourd’hui Izmir –, à proximité des grands sites de la Grèce antique d’Asie mineure, Troie, Pergame, Milet, Priène, Didymes… Smyrne, désignée par saint Jean comme l’une des sept Églises de l’Apocalypse et située non loin d’Éphèse, où la maison de la Vierge Marie, la tombe et la basilique de saint Jean, attestent de deux millénaires de civilisation chrétienne…
Quelques années plus tôt, entre avril 1915 et juillet 1916, le génocide des Arméniens, engagé sous la férule du comité Union et Progrès des Jeunes-Turcs, et dont les historiens estiment qu’il a fait un million et demi de victimes, avait vidé l’est et le sud-est du pays de ses populations chrétiennes multiséculaires. L’Occident n’avait pas su ou pas voulu tirer les conclusions de cette effroyable tragédie, annonciatrice d’autres drames.
Il en sera de même avec Smyrne. Du destin funeste qui fut celui des minorités chrétiennes de cette ville emblématique, sur les cendres desquelles se construisit la Turquie moderne voulue par Atatürk, nous n’avons su tirer aucune leçon. Face à l’exode actuel des communautés chrétiennes du Proche-Orient, les politiques mises en œuvre dans l’urgence par la communauté internationale se heurtent désormais au déroulement implacable d’une Histoire dont l’Occident semble progressivement écarté.
Smyrne, ville d’Asie mineure d’où sont originaires des personnalités célèbres – l’armateur grec Aristote Onassis, l’ancien Premier ministre Edouard Balladur, l’ingénieur automobile Alec Issigonis, l’éditeur Henri Filipacchi ou le chanteur Dario Moreno –, compte alors, selon la spécialiste Marie-Carmen Smyrnelis, 200 000 habitants, dont 80 000 Grecs et au moins 10 000 Arméniens . Ceux-ci sont installés à proximité du quartier européen, grand centre d’affaires qui s’étend le long des quais – aujourd’hui réaménagés en promenade de front de mer, le Kordon.
Les « Levantins » – si l’on utilise l’acception turque contemporaine du mot, à savoir les communautés chrétiennes d’origine européenne, principalement française, italienne et britannique, résidant dans l’empire ottoman – sont alors à Smyrne plus de 3000. Installés depuis trois ou quatre générations dans l’empire ottoman, ils sont au cœur de la vie économique, sociale et culturelle de la ville. Ils ont édifié de somptueuses demeures à la périphérie de Smyrne. Ils conservent un passeport européen et des liens étroits avec leurs consulats respectifs.
À ces « Levantins » viennent s’ajouter plusieurs centaines d’expatriés américains, regroupés avec leurs familles dans la colonie dite de Paradis, et très actifs dans l’industrie et les affaires. Arrivés à Smyrne depuis la fin du XIXe siècle, ils gèrent, en particulier, les activités de la Standard Oil
Company. Comme le précise l’écrivain britannique Giles Milton, dans son ouvrage consacré à la fin de Smyrne , cette communauté américaine sera à l’origine de la fondation de grands établissements scolaires, universitaires et caritatifs.
Plus de 25 000 juifs habitent aussi la ville, en majorité dans le quartier de Karatas, non loin du Grand Bazar smyrniote, le Kemeralti. Les communautés chrétiennes et juive cohabitent avec 80 000 Turcs, vivant en majorité sur les pentes de l’antique Mont Pagus (Kadifekale), que sont venus rejoindre des milliers de musulmans fuyant, depuis 1912, les guerres balkaniques. Convaincus que leur tolérance, leur cosmopolitisme et leur prospérité les protégerait quoi qu’il arrive, les chrétiens de Smyrne n’anticipèrent jamais le sort qui les attendait.

À la suite de luttes d’influence féroces entre les puissances occidentales, la Grèce, encouragée par le Royaume-Uni, occupe et administre, depuis 1919, la grande cité portuaire égéenne, en vertu de l’armistice de signé à Moudros, sur l’île de Lemnos, par l’Empire ottoman et les Alliés le 30
octobre 1918. L’accord permettait aux Alliés d’occuper des points jugés stratégiques du territoire turc en cas de menace sur leur sécurité.
20 000 soldats grecs ont donc débarqué à Smyrne en mai 1919 : leur mission officielle est d’assurer la sécurité des populations chrétiennes que les Alliés estiment, à juste titre, menacées par les nationalistes turcs. La communauté arménienne de Smyrne a échappé au génocide de 1915, perpétré dans l’est du pays. Mais la violence couve : en réaction à l’occupation grecque de la ville, qui va durer trois ans, jusqu’en 1922, une résistance turque locale va se développer. Elle sera durement réprimée, préparant ainsi le terrain à de nouveaux désastres.
En même temps, depuis 1919, la résistance nationaliste turque, sous l’égide de Mustafa Kemal (qui deviendra Atatürk en 1934), s’est lancée dans une guerre de libération (Kurtulus Savasi). Son objectif est de reconquérir le pays placé sous la domination des puissances victorieuses de la Première Guerre mondiale. Sur le terrain, les forces turques affrontent les troupes grecques armées par les puissances occidentales.
À la fin de l’été 1921, le vent commence à tourner pour l’armée grecque qui s’était aventurée jusqu’aux approches d’Ankara. Et en août 1922, Mustafa Kemal est en mesure de lancer une contre-offensive décisive. Bousculées, les troupes grecques refluent vers Smyrne, où, le 8 septembre, elles sont contraintes à rembarquer, la marine grecque assurant leur transfert vers l’île de Lesbos. Elles abandonnent sur place les communautés chrétiennes, vulnérables et désemparées. Portant leur inquiétude à son paroxysme, des dizaines de milliers de réfugiés grecs chassés d’Anatolie par l’avancée des troupes turques, ont rejoint la ville, pensant y trouver le salut. Du côté turc, l’esprit de revanche a été chauffé à blanc : les troupes grecques en pleine déroute ont pratiqué la politique de la terre brûlée.
Le 9 septembre, la cavalerie turque parvient à Smyrne. Les militaires sont secondés par des bandes de combattants irréguliers, la plupart du temps des paysans-brigands, les Tchétés, qui, à peine arrivés, se livrent aux pires exactions – pillages, massacres, viols et enlèvements – dans les communautés chrétiennes. L’évêque grec orthodoxe, Chrysostome de Smyrne, est mis à mort sur la place publique dans des conditions barbares.
La ville est le théâtre d’innombrables atrocités, les cadavres s’amoncellent.

LE GRAND INCENDIE DU 13 SEPTEMBRE 1922


Quatre jours plus tard, le 13 septembre, plusieurs foyers d’incendie se déclarent dans le quartier arménien. En quelques heures, le feu ravage plus des deux tiers de
la ville. Les troupes turques qui l’encerclent bloquent toute possibilité de sortie. Les ruines continuent à se consumer pendant plusieurs jours. Le bilan est effroyable.
On dénombre plus de 100 000 morts, en majorité grecs et arméniens. La plus grande partie de la cité est réduite en cendres, les quartiers grec et arménien sont
complètement et définitivement rayés de la carte.
L’incendie de Smyrne, vu d’un navire italien. Du côté des Alliés, en 1922, la reconquête de la Turquie opérée par Kemal révèle un complet basculement des équilibres. Dans ce contexte, les
Occidentaux entendent conserver une certaine neutralité pour ne pas compromettre leurs relations diplomatiques futures avec les nouveaux maîtres du pays. Les États-Unis, par exemple, refuseront de soutenir les projets d’évacuation des communautés menacées que prône leur consul,
George Horton, un ancien journaliste américain marié à une grecque. La France et la Grande-Bretagne se perdent en spéculations sur l’avenir de la Turquie, oubliant tout souci des populations chrétiennes. C’est pourquoi, alors que 21 navires de guerre occidentaux (11 britanniques, 5 français, 3
américains et 2 italiens) sont stationnés dans la rade de Smyrne, seuls les ressortissants de ces pays pourront, au moment du drame, espérer être sauvés. Les sujets grecs et arméniens de l’ancien empire ottoman sont abandonnés à leur destin tragique. Les survivants qui purent prendre la mer
accostèrent sur les îles de la mer Égée. De là, ils purent rejoindre Athènes ou Salonique, beaucoup d’entre eux cherchant alors refuge dans des pays d’accueil, en particulier la France.

En 2014-2015, le sauvetage de milliers de migrants en Méditerranée a pu être assuré grâce au couple de millionnaires Régina et Christopher Catrambone. Ou au Fonds Weidenfeld Safe Havens, favorable aux chrétiens d’Orient, du baron George Weidenfeld . De même, en 1922, c’est à
l’initiative héroïque du pasteur méthodiste américain Asa Jennings (1877-1933) que près de 300 000 réfugiés de Smyrne purent être sauvés.
Originaire de l’État de New York, le pasteur Jennings venait d’être envoyé à Smyrne pour prendre en charge les œuvres de charité de l’association des jeunes chrétiens évangéliques YMCA (Young Men’s Christian Association). D’abord stupéfait et paralysé par la brutalité de l’incendie, il décide
de prendre en main l’aide aux victimes, organisant avec détermination les soins aux blessés. Puis, dès qu’il se rend compte que les derniers navires alliés ont définitivement quitté Smyrne, abandonnant derrière eux des hordes de désespérés, de mourants et de grands brûlés, il prend seul
l’héroïque décision de mettre sur pied une opération d’évacuation des survivants.
Allant directement implorer les nouvelles autorités turques, parvenant à gagner l’appui du consul italien, il réussit à obtenir l’autorisation de procéder à l’évacuation des femmes, des enfants et des hommes n’étant plus en âge de combattre. Ayant affrété un navire de commerce italien,
dont il rémunère le commandant de bord sur ses propres deniers, il organise l’embarquement et le transfert de tous ces gens.
Arrivé à Mytilène, sur l’île de Lesbos, et constatant qu’une vingtaine de navires grecs qui viennent d’être utilisés pour évacuer les troupes sont toujours à quai, il adjure les autorités grecques et les consuls européens de prendre conscience de l’ampleur du drame qui est en train de se jouer
à Smyrne. À force d’acharnement, il finit, par convaincre le gouvernement grec, en pleine crise après la débâcle militaire, de porter secours aux 300 000 réfugiés entassés sur les quais de Smyrne. D’une manière tout à fait inédite, ce civil dépourvu de toute compétence navale se voit alors
confier la responsabilité de la flotte en charge de l’opération d’évacuation. Il disposera aussi d’une aide précieuse : à terre, toute la coordination va être assurée par une admirable femme docteur américaine, Esther Lovejoy.
Au même moment, hélas, ce sont plus de 100 000 hommes en âge de combattre qui ont été séparés de force de leurs familles et déportés par les Turcs vers l’intérieur des terres, pour être envoyés à une mort certaine. Et il faut attendre jusqu’au 1er octobre pour que les marines alliées, ayant
obtenu l’accord de Kemal, décident de participer activement à l’opération de sauvetage des derniers réfugiés.
Pour son rôle héroïque, la Grèce décerne au pasteur Jennings, dès décembre 1922, ses deux plus hautes distinctions civile et militaire, la Croix d’or du Sauveur et la Médaille du Mérite militaire . Hollywood mettra en scène son courage dans deux films, « Strange Destiny » (1945) et « A Man of Great Importance » (1952), puis son nom tombera dans l’oubli. Mais en publiant Le paradis perdu , Giles Milton a rendu un juste hommage à cette grande figure. Le déroulement de la tragédie, montrant l’incohérence et la lâcheté dont ont fait preuve, en ces dramatiques circonstances, les
puissances occidentales, a été retracé par Léon Kontené dans son ouvrage Smyrne et l’Occident, la destruction de Smyrne la tolérante .

LE DESARROI RECURRENT DE L’OCCIDENT DEVANT LE DRAME DES CHRETIENS D’ORIENT

Quatre-vingt-treize ans après, à travers le drame que vivent aujourd’hui les chrétiens d’Orient, premières victimes désignées dans les guerres qui ensanglantent cette partie du monde, le souvenir des suppliciés de Smyrne vient à nouveau hanter nos mémoires. À ce jour, à Izmir, nul
monument n’a été érigé pour commémorer la souffrance des centaines de milliers de victimes de cette catastrophe. Il est douloureux, de voir à quel point, au contraire, la moindre trace de ces événements tragiques a été soigneusement effacée. Sur les cendres du quartier grec a été installé
un parc public abritant une fête foraine permanente : c’est là que se tient la Foire d’Izmir (Izmir Fuari), l’exposition commerciale annuelle de la ville. Beaucoup des anciennes rues ont totalement disparu, et les noms des voies subsistantes ont été systématiquement changés. Un boulevard
situé non loin de l’ancien quartier arménien porte le nom de Talaat Pacha, l’un des principaux instigateurs du génocide arménien, assassiné en 1921 à Berlin par un rescapé, Soghomon Tehlirian, dans le cadre du plan d’exécution de certains responsables du génocide (l’opération Némésis).
Un peu plus loin se trouve la seule évocation indirecte de ces évènements : la place de Lausanne (Lozan Meydani), en référence au traité de Lausanne de 1923, qui supplanta le traité de Sèvres de 1920.
Monseigneur Chrysostome, évêque de Smyrne en 1921.
C’est en vertu de ce traité de Lausanne qu’à partir de 1923, dans la foulée de la catastrophe de Smyrne, sera amorcé le processus d’homogénéisation ethnique et religieuse de la région : dans
une atmosphère déchirante, on procédera aux échanges entre les dernières populations chrétiennes (1,3 million de Grecs) de Turquie et les musulmans (385 000 Turcs) de Grèce.
Au vu des recompositions géopolitiques actuelles, on peut s’attendre à ce que ce soit la prochaine phase que traversera le Proche-Orient. Après les génocides du XXe siècle, un nouveau partage ethno-confessionnel de cette vaste zone
stratégique pourrait alors être la marque du XXIe siècle, comme une nouvelle illustration du désarroi récurrent de l’Occident devant le drame des chrétiens d’Orient.

NOTES

1)  Marie-Carmen Smyrnelis, Une société hors de soi. Identités et relations sociales à Smyrne aux XVIIIe et XIXe siècles, Louvain, Peeters, 2005, 

p.35.
2) Giles Milton, Le paradis perdu. La destruction de Smyrne la tolérante, éd. Noir-sur-Blanc, 2010.
3) Henri Nahum, Les juifs à Smyrne : de l’enfermement à l’ouverture vers le monde, Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, n°
107-110, septembre 2005, pp. 97-112 [https://remmm.revues.org/2799]
4) Rosie Kinchens, Here is a chance for Jews to do something for Christians, The Sunday Times, 19.7.2015.
5) “Doubly Honoured by Greece” in The New York Times, 28.12.1922.
[http://query.nytimes.com/mem/archive-free/pdf?res=9402E2D61630E433A2575BC2A9649D946395D6CF]
6) Giles Milton, Le Paradis perdu, 1922…, op.cit.
7) Léon Kontenté, Smyrne et l’Occident de l’Antiquité au XXIe siècle, Yvelines éditions, 2005, rééd. 2008.
ORIENTATIONS BIBLIOGRAPHIQUES
Hervé Georgelin, La fin de Smyrne, du cosmopolitisme aux nationalismes, éd. du CNRS, Paris, 2005.
Léon Kontente, Smyrne et l’Occident, Yvelines éditions, 2005.
Giles Milton, Le paradis perdu. La destruction de Smyrne la tolérante, éd. Noir sur Blanc, 2010.
Henri Nahum, Les Juifs à Smyrne : de l’enfermement à l’ouverture vers le monde, Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, n° 107-
110, septembre 2005.
Dora Sakayan, Smyrne 1922. Entre le feu, le glaive et l’eau, éd. L’Harmattan, Paris, 2000.
Marie-Carmen Smyrnelis, Une société hors de soi. Identités et relations à Smyrne aux XVIIIe et XIXe siècles, Louvain, éd. Peeters, 2005.
Vahe Tachjian, La France en Cilicie et en Haute-Mésopotamie, aux confins de la Turquie, de la Syrie et de l’Irak (1919-1933), Paris, éd. Karthala,
2004.